Le storytelling est né aux Etats-Unis dans les années 90. Ce n’était pas au départ un outil marketing supplémentaire, mais une nouvelle façon de manager ses équipes, de créer du lien au sein de l’entreprise, de fédérer les salariés autour d’une histoire, d’un projet commun dans le but d’améliorer les performances de l’entreprise. Après les années 2000, le storytelling s’est répandu en politique et en diplomatie, les Etats l’ont utilisé à leur profit, et tout naturellement, il s’est ensuite épanché dans le monde de la communication et du marketing d’entreprise, concernant tous les types de produits.
Le monde de la joaillerie évolue
Dans le luxe aussi, le storytelling est devenu une donne fondamentale du marketing. En joaillerie, la disparition de la clientèle classique, jadis restreinte à une élite, l’accès d’une nouvelle catégorie de clients aux grands joailliers, la création de collections plus accessibles, enfin la concentration des marques entre les mains de grands groupes ont créé de nouveaux besoins d’expression. La connaissance intime des maisons partagée par un petit cercle de clients a cédé la pas à une information plus largement diffusée sur les racines, l’histoire, la personnalité, le savoir-faire, les valeurs. Il devint indispensable de créer l’enchantement, vecteur majeur de l’attachement, en bâtissant une histoire autour de la marque, en lui redonnant du sens, de l’originalité et de la personnalité, en creusant le relief pour la faire émerger d’un univers concurrentiel devenu plus dense.
« Employees first, customers second » (Vineet NAYAR)
Les grandes maisons ont acquis depuis longtemps le fait que leur premier ambassadeur, c’est leur collaborateur : « Employees first, customers second »,et ceci ne se restreint pas aux forces de vente. Des formations régulières sont assurées en interne pour exposer l’histoire de la maison, de ses fondateurs, de ses créateurs, explorer ses codes et son langage, expliquer les stratégies et les visions projectives en fonction des racines culturelles ou géographiques de la maison, mettre en perspective la concurrence, etc… Les joailliers s’attachent à dispenser à leurs collaborateurs une formation en gemmologie, à les informer sur les gestes et le savoir-faire à l’œuvre dans la réalisation du bijou, à leur faire visiter leur musée-patrimoine et leurs ateliers, manipuler les pierres ou comparer les couleurs de diamants. Régulièrement, ils s’assurent que les équipes de vente, premier contact du client avec la marque, ont bien acquis et surtout intégré intrinsèquement ces éléments essentiels à la diffusion du rêve.
Le storytelling se nourrit de tout ce qui est perçu de la marque
Les messages envoyés sous toutes leurs formes, collections, positionnement prix, boutiques, attitude des égéries ou des clients, patrimoine, savoir-faire, actions corporate (management, acquisition de sous-traitants, mécénat, initiatives éthiques), etc… concourent à l’édifice du storytelling, d’où la nécessité d’une très grande cohésion de l’ensemble. Parmi tous ces facteurs d’identité, le patrimoine en est un qui a pris de l’ampleur depuis quelques années. Il constitue une source d’inspiration permanente, un ancrage fort pour les maisons, une légitimité incontestable. Les grands joailliers, maisons anciennes, se concentrent sur leur très riche histoire, leurs archives et leurs pièces emblématiques pour élaborer des collections modernes. Les directeurs de patrimoine, ces « ethnologues de marque » selon le Monde, sont des personnes qui comptent au sein des directions. Ils passent du temps à rechercher des informations, des documents et des bijoux de la marque dans le monde entier. Cartier a déjà racheté près de 1 500 pièces, Chaumet possède 80 000 dessins et deux siècles de livres de commandes, Mellerio environ 100 000 dessins et plus de 500 livres de commande. Les archives occupaient tout un espace de l’exposition Van Cleef & Arpels en 2012. Pour ses 400 ans en 2013, Mellerio s’est avant tout appuyé sur des documents historiques et sur ses liens avec Marie de Médicis. Pour entrer dans la cour des grands joailliers, Chanel a réédité les bijoux de diamants réalisés par Coco Chanel en 1932 à partir de documents d’archives. Van Cleef & Arpels, Cartier, Chaumet ou Bulgari s’appuient en permanence sur leur histoire pour créer un lien avec leurs collections contemporaines, toujours selon un éclairage différent.
Imaginer les mythes fondateurs… mais rester crédible
Ce patrimoine permet aux joailliers de créer des symboles, des légendes, de véritables codes identitaires, des signes de reconnaissance forts et rassurants propres à susciter chez le client un sentiment d’appartenance. On sait à quel point ce sentiment joue un rôle d’aimant puissant et indispensable dans le luxe. Les joailliers identifient les pôles d’attraction de leur culture et bâtissent leur storytelling autour de ces pôles. Cartier s’inspire régulièrement de sa panthère, motif apparu en horlogerie en 1914 et sans cesse réinterprété. En 2011, la maison lui cisèle le museau façon Arts déco. En 2013, elle la dessine, lascive, dans la collection de Haute-Joaillerie l’Odyssée de Cartier – Parcours d’un Style, enlaçant des pierres. Dans la même collection, de somptueux bijoux inspirés d’un style tribal africain dans les tons bruns, orangés et dorés rappellent que l’Afrique, c’est aussi le territoire de la panthère. Van Cleef & Arpels s’inspire des broches ballerines que la passionné de danse Louis Arpels lança dans les années 40 à New York, pour illustrer le thème des bals de légende qui ont marqué les somptueuses soirées costumées du XXème siècle. Chaumet, dont le patrimoine est riche de plus de 1 500 diadèmes, reprend dans ses collections les fines arabesques de diamants qui ornaient les têtes couronnées ou les acrostiches que les femmes autour de Napoléon portaient au poignet comme des talismans. Dior Joaillerie réinterprète sans cesse le jardin de Christian Dior à Milly-la Forêt. La maison Chanel, quant à elle, s’est inspirée de quelques jours de la vie de sa fondatrice en 1932, lorsque Coco Chanel exposa au profit d’une œuvre de charité des bijoux de diamants, pour bâtir son identité joaillière. Chaque bijou de la collection actuelle raconte un moment de la vie de Coco Chanel, un voyage, un vécu, une inspiration de mode. Pas une pièce de la collection de Haute-Joaillerie de perles de janvier 2014 (80 pièces) qui ne raconte une histoire de la maison. Une seule règle d’or pour le storytelling : si l’histoire des joailliers est une source inépuisable, la crédibilité, l’appui sur des faits réels, légitimes et vérifiables sont essentiels. Dans le storytelling, l’imposture n’est pas permise. De la même façon, tout ne fait pas sens. Certaines facettes des marques resteront dans l’ombre, parce qu’elles ne sont pas pertinentes.
Faire des choix
L’interprétation artistique ou onirique des faits qui ont jalonné l’histoire d’une maison n’est pas interdite, elle est même souhaitable dans un domaine où le rêve doit impérativement l’emporter. Récemment, Chanel a exploré l’enfance de Coco auprès des religieuses à Aubazine, Cartier a interprété le thème de la ville, cher à Louis Cartier, Van Cleef & Arpels a lancé la collection Pierres de Caractère en souvenir de Claude et Pierre Arpels qui chassèrent les plus belles gemmes autour du monde dans les années 1960 et 1970.
D’autres maisons font le choix de garder leur passé en toile de fond. Si les joailliers français sont prolixes sur leur histoire, le raffinement de leur style et de leur création, les joailliers anglais et américains tels que Graff, Harry Winston et Tiffany tournent davantage leur discours vers la pierre, sa rareté et sa beauté. Le style n’est qu’une façon de mettre en valeur la pierre. Harry Winston a vu passer dans ses ateliers les plus beaux diamants de couleur du monde. Si l’on parle de l’homme Harry Winston, c’est pour dire qu’il était un magicien des pierres, qu’il les aimait, les regardait et en devinait les plans de clivage comme aucun autre, que très jeune, il savait déjà reconnaître une émeraude. La légende s’est attachée au joaillier, gemmologue et diamantaire, pas à l’homme du monde. Tiffany se veut un expert du diamant, inventeur des tailles qui mettront la gemme en valeur. L’histoire et la vie du fondateur ou de son fils, Louis Comfort Tiffany, dont il y aurait beaucoup à dire tant il a marqué l’art et le style de son époque, s’effacent devant les mythiques diamants de couleur ou le traditionnel et prestigieux Blue Book qui met à l’honneur chaque année les nouvelles créations de Haute-Joaillerie. En Europe, avec une communication en léger décalage portant surtout sur les bijoux en argent, qui se souvient que c’est à Tiffany que l’on doit la norme de l’argent 925/°°°?
Les ventes aux enchères sont là pour nourrir et sublimer le storytelling de ces belles maisons amoureuses de pierres, avec de somptueux et rarissimes diamants régulièrement présentés dans les capitales importantes puis mis en vente, bénéficiant de retombées presse importantes. Les directeurs des maisons de vente ne se privent pas de faire connaître leur avis, parfois leur émotion devant une pierre ou un bijou, et vont jusqu’à écrire des livres célébrant ces beautés magiques de la terre transformées par l’art de la main humaine. En les adoubant de leur admiration, quel plus beau cadeau peuvent-ils faire aux maisons de joaillerie ? On se souvient aussi de la belle histoire racontée autour de la vente du diamant rose le Princie qui avait appartenu à Van Cleef & Arpels.
Le storytelling sublimé par l’art
L’art et le savoir-faire font partie intégrante de l’histoire des joailliers. Ils entretiennent par leurs commandes tout un maillage d’artisans d’art, lapidaires, fabricants, sertisseurs, polisseurs, émailleurs. Grâce à ce véritable rôle de mécène, les liens entre la joaillerie et l’art se sont tout naturellement tissés. L’un et l’autre se nourrissent réciproquement, dans les deux cas, on parle de métiers d’art, d’artistes et d’artisans. Les arts tels que le cinéma (Chaumet), la peinture (Cartier) et la danse (Van Cleef & Arpels) s’inscrivent dans un monde de création, de rêve, d’imaginaire, ils vivent et évoluent dans une forte proximité avec les clients du luxe. Ils répondent aux mêmes aspirations, l’évasion, l’enchantement, le sentiment d’appartenir à un monde prestigieux. En plus de ces partenariats créés entre les joailliers et le milieu artistique, les expositions se multiplient. Les musées sont de plus en plus à la recherche de fonds privés et de mécènes. Ils sollicitent la présence des joailliers dont la valeur patrimoniale, historique et précieuse accentue leur rayonnement. Les joailliers voient dans les musées un cadre extrêmement prestigieux qui leur confère une aura et une légitimité de richesse artistique sans équivalent. A Paris, Bulgari en 2010, Van Cleef & Arpels en 2012, Cartier en 2013 ont attiré des dizaines de milliers de visiteurs, pouvant admirer leur patrimoine (livres de commandes, dessins, pièces anciennes, objets insolites et parures légendaires ayant appartenu ou appartenant au gotha ou à des célébrités) agrémentés de photos, de films, de livres d’art pour faire vivre et revivre la légende. A Tokyo, Shanghai, Pékin, Hong Kong, ces expositions itinérantes sont de véritables évènements, et les Asiatiques fortunés, fascinés par le monde de l’horlogerie et de la joaillerie, ont soif d’apprendre la culture du luxe. A cette occasion, les métiers d’art sont mis à l’honneur, pour montrer encore, et inlassablement, que des centaines d’heures sont consacrées à la confection d’un bijou, justifiant son statut d’objet d’art. Les retombées médiatiques sont très importantes avant, pendant et après l’évènement.
La réserve « d’histoires » pour les joailliers est immense. Le passé riche et fourni des grandes maisons possède encore des facettes inexplorées. D’autre part, l’apparition de nouvelles mines, le travail de nouveaux métaux, la recherche permanente de diversité chromatique dans les gemmes, l’évolution des modes, des clientèles et des sociétés, l’émergence de l’éthique et de la responsabilité sociale sont autant de facteurs changeants de l’environnement des joailliers qui leur permettront d’enrichir en permanence leur offre narrative. Nul doute qu’ils nous réservent encore de belles surprises, pourvu qu’ils gardent un cap cohérent et crédible et que les nouvelles « histoires » n’aient pour seule pertinence que l’enchantement.
Isabelle Hossenlopp Parution avril 2014 site Association des Professionnels du Luxe