Dans les coulisses du luxe : comment les marques entretiennent le rêve

La clientèle du luxe est en perpétuel mouvement, elle se renouvelle, fluctue, évolue régulièrement. Son épicentre se déplace en même temps que celui de la richesse et de la croissance dans une économie mondiale qui se métamorphose sans cesse. C’est un véritable défi pour le luxe.

La clientèle du luxe est en perpétuel mouvement, elle se renouvelle, fluctue, évolue régulièrement. Son épicentre se déplace en même temps que celui de la richesse et de la croissance dans une économie mondiale qui se métamorphose sans cesse. C’est un véritable défi pour le luxe. Comment à la fois capitaliser sur son patrimoine de marque, élargir son offre, intégrer les nouvelles technologies, étendre son territoire de marque et répondre aux attentes d’une clientèle très aisée, grande voyageuse et exigeante, dont les codes culturels ne sont pas les mêmes partout ?

Les clients du luxe aiment être surpris et séduits. Mais ils sont discrets sur leurs attentes et souvent difficiles d’accès. C’est donc aux marques de savoir lire en filigrane, deviner les ressorts de leurs désirs, se réinventer et anticiper en permanence. Et ne jamais oublier que, pour perdurer, leur patrimoine reste leur atout maître.

Précieux patrimoine

Si les marques mettent en lumière leur passé, c’est parce que celui-ci leur donne une légitimité incontestable dans un monde où les clients sont envahis par les marques, sur-sollicités et surinformés et ont besoin de repères solides et rassurants. C’est encore plus vrai dans le luxe où la référence au patrimoine offre une sérénité, un ancrage sûr, une garantie de ne pas se tromper. Expositions, événements, beaux livres, voire livres d’art en série limitée et hors de prix, rien n’est trop beau pour célébrer brillamment l’histoire des belles maisons. Louis Vuitton et Hermès ont mené tous deux en 2011 une opération de découverte de leur patrimoine à travers des ateliers et des journées portes ouvertes. Yves Saint Laurent en 2011, Van Cleef & Arpels en 2012 et Cartier bientôt (en décembre 2013) nous enchantent avec de merveilleuses expositions où le vintage éclaire le présent. Les maisons communiquent continuellement sur leur patrimoine, en particulier autour des dates anniversaires, une excellente façon de rappeler l’ancienneté et l’expérience, donc l’expertise et de raviver le rêve et la confiance. En 2011 par exemple, la maison Jaeger LeCoultre redessine sa mythique Reverso, lance le modèle Ultra Thin Tribute to 1931, et fait renaître la légende : « Il y a bien longtemps, en 1931, dans un tourbillon de poussière et le martèlement des sabots des chevaux, une idée voyait le jour : une montre dont le cadran pouvait se mettre à l’abri des chocs… ».
La même année, Mercedes fête les 125 ans de l’invention de la première automobile par Gottlieb Daimler and Carl Benz (Eh oui ! Ford, ce sera plus tard, en 1908).
En 2012, Chanel Joaillerie lance une collection en hommage aux bijoux de diamants créés par Coco Chanel en 1932, Ces mêmes bijoux historiques avaient contribué à implanter la légitimité de Chanel dans la cour des grands, place Vendôme, il y a bientôt 20 ans. En 2013, Aston Martin célèbre ses 100 ans avec une rétrospective, tout au long de l’année, sur ses lieux et ses modèles de légende. Bang et Olufsen, qui équipe les bolides d’une acoustique de salle de concert, lui rend un très bel hommage à travers le film Congratulations on 100 years of Aston Martin montrant le trajet parallèle des deux maisons, deux légendes de génie, de défi, d’ingéniosité : « Both companies were born of visionaries, not just founders ».

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La conquête de nouveaux territoires

L’association de marques, ponctuelle ou fidèle, est fréquente pour attirer une nouvelle clientèle, bénéficier d’un effet de réciprocité, rajeunir ou modifier la perception d’une marque. Mercedes s’est, entre autres, associé avec Giorgio Armani pendant les FashionWeeks pour toucher une clientèle jeune et élégante, puis avec IWC – qui, à cette occasion, a réalisé une édition limitée de montres – pour attirer l’attention des connaisseurs et des collectionneurs d’horlogerie. Patek Philippe s’est associé avec le joaillier Tiffany pour le cinquième anniversaire de leur partenariat à New York (Tiffany abrite l’horloger dans sa mythique boutique new yorkaise).
Et quand Chanel décide de faire défiler sa collection Métiers d’Art dans le palais de Linlithgow près d’Edimbourg, on peut aussi parler d’association de territoires de marque, l’Ecosse étant liée à l’histoire de Coco Chanel et même à l’histoire de France.
Au-delà de ces associations qui ont un effet d’image certain, toutes les maisons de luxe étendent leur propre territoire de marque, mesurant à chaque pas la pertinence de leur action, étudiant longuement les retombées de ces lancements avant de les valider. Il en va de leur crédibilité à long terme. Ces nouvelles activités ne créent pas seulement du chiffre d’affaires, elles leur donnent une visibilité supplémentaire et de nouveaux « points d’entrée » auprès de leurs clients, mais aussi dans la presse et dans les réseaux de distribution. Elles donnent une perception holistique nouvelle, moderne et dynamique de la marque, l’image d’un monde dans lequel le client se reconnaît, dont il fait partie. Le sentiment d’appartenance à un univers de marque est une tendance forte aujourd’hui.
Ainsi Berluti, porté en 1993 sur les fonds baptismaux de LVMH – qui a toujours su faire grandir ses nouveaux venus – vient de lancer une collection de prêt-à-porter en reprenant les codes qui ont fait le succès de la marque (les matières nobles, le fait main, le cuir, la patine, les couleurs chics et discrètes) et s’apprête à développer le sur-mesure, comme le veulent aujourd’hui les nouveaux clients du luxe.
Fidèles à leur patrimoine historique également, d’autres marques se lancent sur de nouveaux territoires, à l’image de Ralph Lauren avec une collection de joaillerie en 2011 qui ne s’éloigne pas de son univers Nouvelle Angleterre «côte Est » et adepte de polo, ou de Louis Vuitton qui ouvre un Cabinet d’Ecriture dans un superbe écrin, l’ex-boutique phare d’Arthus Bertrand en plein cœur de Saint-Germain-des-Prés. Le malletier met en scène des pièces historiques reliant la marque au monde de la littérature… qui se tient traditionnellement à bonne distance du luxe. Louis Vuitton édite à cette occasion un livre chez Gallimard où des auteurs connus parlent de légendes de malles. Une façon habile de rappeler que la marque ne s’adresse pas seulement aux fashionistas mais aussi à l’intelligentsia.

Les « maisons »

Mais le plus grand pas franchi dans cette course inventive aux nouveaux territoires de marque est sans doute dû à l’initiative de Giorgio Armani : après Dubaï, il ouvre un nouvel hôtel à Milan dans un Palazzo des années 30 offrant le raffinement chaleureux et discret d’un palace 5 étoiles, entièrement conçu et décoré dans ses teintes fétiches brun-crème. Un luxe au sommet, ultramoderne, qu’apprécient les jeunes Asiatiques fortunés en route pour la conquête du monde.
Ces palais de marque (hôtel Missoni, palazzo Versace, BulgariHotels & Resorts) sont les héritiers naturels des fastueux temples du luxe que se sont offerts Hermès, Chanel, Louis Vuitton et d’autres grands noms à Tokyo dès le début des années 2000 et des « maisons » maintenant, où l’on est reçu comme dans une demeure privée aménagée en différents espaces décorés par des artistes de renommée. Ainsi, les marques s’attachent à développer ce concept de « maison », d’univers de marque, de club, d’expérience d’un patrimoine connu de tous mais partagé par quelques happy few. Patek Philippe a aussi ouvert sa « maison » à Shanghai l’an dernier dans une ancienne résidence du consul britannique. Philippe Stern déclare : « Nous désirons accueillir nos clients chinois dans un lieu qui ne soit ni un salon ni une boutique mais plutôt comme s’ils étaient personnellement reçus à la maison, chez Patek Philippe ».

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Une des plus belles réussites architecturales : le palais de style années 20 qui abrite à Shanghai les boutiques jumelles Dunhill et Vacheron Constantin.

Le luxe mécène de son propre savoir-faire

Le lien entre le monde du luxe et celui de l’art a toujours été puissant. Il l’est encore plus aujourd’hui. Les maisons de luxe, très prospères, se sentent investies d’une mission d’éthique et de bienfaisance, de rayonnement de l’art et du savoir-faire. Elles suscitent une nouvelle façon d’aborder le luxe : le plaisir spirituel précède le plaisir matériel.
Dans la plupart des cas, elles savent expliquer que leur patrimoine historique est aussi le trésor d’une tradition artisanale qu’il convient de préserver. Le rachat des artisans qui sont aussi leurs fournisseurs fait partie de cette démarche de conservation du savoir-faire et de la qualité, du « Made in France », « Made in Italy » ou « Swiss Made ». Ainsi, ces dernières années, les maisons d’horlogerie suisse (mais aussi Hermès ou Louis Vuitton) ont intégré des fabricants de cadrans, de bracelets ou de mouvements, tout comme Chanel a racheté des artisans (couture, bijoux fantaisie, joaillerie,…) ou encore la manufacture horlogère qui fabrique ses montres. Préemption sur la concurrence ou sauvegarde d’un savoir-faire ? Toujours est-il que ces petites entreprises auraient sans doute disparu ou auraient été avalées par d’autres. Cet adoubement, médiatisé comme il se doit, s’intègre dans une vision plus vaste de protection et de soutien des activités artistiques. Mécénat, fondations, sponsoring sont indissociables de l’image des marques de luxe qui n’oublient pas qu’elles débutèrent elles-mêmes grâce aux mécènes et aux aristocrates fortunés qui furent leurs clients.

En Chine, l’horlogerie est un pont entre les cultures

C’est sans doute dans l’horlogerie que cette association entre l’art, l’histoire et un savoir-faire précieux est la plus évidente. Sur cet immense marché aux clientèles multiples dont la maturité et la relation au luxe sont variées, les marques ont la mission difficile de parler de leur patrimoine de telle façon que les Chinois puissent s’approprier le discours par rapport à leur propre culture. Pour en parler, Dandy a interviewé Jonathan Siboni, le jeune PDG de DEAL et de Luxurynsight, deux sociétés établies en Chine pour accompagner la stratégie et l’implantation des entreprises françaises par une approche socio-économique. « Le marché du luxe en Chine a d’abord été masculin », dit-il. «Les marques italiennes de mode pour hommes telles qu’Armani et Zegna ont été les pionnières. Aujourd’hui encore, 55% du marché du luxe et 75% du marché de l’horlogerie, est masculin.
La tradition des cadeaux d’affaire – bien que théoriquement interdite par la loi maintenant – est aussi une des causes de cette prédominance masculine.  Et l’horlogerie a toujours eu une place de choix pour des raisons historiques » précise J. Siboni. Effectivement, au début du XVIIème siècle, c’est avec l’astronomie et les horloges mécaniques que le jésuite Matteo Ricci essaya d’approcher l’empereur fasciné comme son entourage, par les horloges munies de « cloches qui sonnent toute seules ». Les horloges devinrent les cadeaux les plus recherchés des dignitaires chinois (déjà la tradition des cadeaux) et les seuls qui permirent aux jésuites de pénétrer dans la Cité Interdite… pour la mise à l’heure. Depuis, l’horlogerie occidentale a conservé son aura. Les marques horlogères capitalisent sur leur histoire, qu’elles mêlent souvent à leur histoire en Chine ou à l’histoire de la Chine.
Depuis une dizaine d’années, on ne compte plus les expositions dans les plus prestigieux musées : en 2008, Bréguet expose à la Cité Interdite trois modèles ayant appartenu à Napoléon (considéré comme un chef révolutionnaire en Chine); la même année, Blancpain réalise un modèle unique baptisé Qianlong en hommage à l’empereur chinois né en 1735, la même année que la maison Blancpain ; en 2011, Jacquet Droz expose à Pékin ses « Automates et Merveilles » du XVIIIème siècle ; en 2012, Jaeger LeCoultre réalise une exposition itinérante dans le pays, etc.
En dehors de l’horlogerie, Hermès se montre précurseur en 1998 avec l’exposition « Le cheval de 1000 lieues » à la Cité Interdite, puis de nouveau en 2008, avec « The Tale of Silk » au Today’s Art Museum de Pékin. La maison s’inscrit naturellement, avec les thèmes du cheval (Chine du Nord) et de la soie, dans les codes de la culture chinoise.
De nombreuses marques ont profité de 2012, la mythique année du Dragon, pour faire parler d’elles, évoquer l’influence chinoise dans leurs créations et rappeler qu’elles ont déjà eu des liens avec l’empire céleste. Louis Vuitton entame un long voyage virtuel en train de Paris à Shanghaï (l’art du voyage) à travers une campagne publicitaire évocatrice des belles années de Shanghaï, dans le style « la Chine rêvée par l’Occident » et y ouvre lui aussi sa première « maison », rappelant qu’il est présent en Chine depuis 1992.

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le Paris-Shanghai de Louis Vuitton

Horlogers et joailliers reprennent le thème du dragon dans leurs créations les plus luxueuses. Patek Philippe réalise quelques modèles en platine inspirés par les signes zodiacaux chinois. En 2013, c’est Vacheron Constantin qui inaugure l’année du Serpent avec des séries limitées en platine et en or rose.
« Patek Philippe, par sa communication unique sur la filiation touche beaucoup les Chinois. Ils sont parfaitement dans la lignée de l’héritage» précise J. Siboni. Un concept très confucéen, peut-on ajouter. « Il faut que les Chinois puissent s’approprier les histoires, les partager avec leurs amis. Cette proximité des marques avec eux et avec leur héritage est importante».
Il en est ainsi du luxe moderne dont les nouveaux territoires à conquérir sont loin de l’Europe. Les marques ont un challenge délicat, celui de faire connaître leur patrimoine, socle de leur succès et d’« entendre » les diversités et spécificités culturelles de leurs nouveaux clients. Tout en étant attentives à ne pas se couper de leur clientèle traditionnelle française, italienne,… car les clients étrangers sont sensibles et attentifs à l’aura d’une marque dans son pays d’origine, gage de sa crédibilité à terme.

Isabelle Hossenlopp Parution Dandy

Crédits photos : tous droits réservés

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